Depuis 2022 et le lancement de la première version publique de ChatGPT, l’Intelligence Artificielle (IA) est souvent montrée du doigt : on entend dire que la fin de l’humanité est proche, que la machine nous dirigera bientôt, nous réduisant à de simples esclaves. Pourtant, l’IA n’est rien d’autre qu’un nouveau produit amenant son lot de bénéfices et de désagréments, au même titre que ce que les premières applications de l’électricité ont apportées en son temps. Cet article évoque un pan de l’histoire industrielle française et permet de comprendre les réactions des travailleurs lorsqu’ils sont confrontés à une nouvelle technologie.
Les canuts et le métier Jacquard
Les canuts, à Lyon, utilisaient des métiers à tisser manuels pour produire des étoffes de soie d’une grande finesse. L’invention du métier Jacquard, en 1801, va bouleverser leur quotidien. Ce métier est équipé d’un système de cartes perforées permettant de «programmer» les motifs des tissus. Grâce à ce système, le métier s’automatise partiellement, réduisant le besoin de main-d’œuvre qualifiée tout en augmentant la productivité.
Si cette innovation représente effectivement un progrès technique, elle suscite également une vive opposition parmi les canuts : cette première forme d’automatisation entraîne une baisse des salaires, l’industrie pouvant désormais employer des ouvriers moins qualifiés pour faire fonctionner les métiers. La montée en cadence de la production entraîne aussi une pression accrue sur les artisans restants, poussés à travailler toujours plus vite pour rester compétitifs.
Les révoltes de 1831 et 1834
Alors que la loi française de Le Chapelier de 1791 interdit toute forme d’association ouvrière, empêchant ainsi les travailleurs de se regrouper pour défendre leurs conditions de travail, cette interdiction affaiblit considérablement les canuts, qui ne peuvent ni négocier collectivement leurs salaires ni s’organiser pour faire pression sur les employeurs. La loi interdit aussi à l’État d’intervenir dans les conflits du privé. Ne pouvant compter que sur eux-mêmes, la colère éclate en novembre 1831 et forme «La révolte des canuts», l’un des premiers grands mouvements sociaux ouvriers de l’époque moderne. Cette révolte incarne également les tensions générées par l’industrialisation galopante, symbolisée notamment par l’introduction des métiers à tisser Jacquard.

Les canuts se mobilisent pour réclamer un tarif minimum garanti, permettant de maintenir un revenu décent malgré les évolutions techniques. La devise « Vivre libres en travaillant ou mourir en combattant » résonne dans les rues de Lyon. Après quelques jours d’une véritable guerre provoquant la mort de plusieurs dizaines de personnes, les ouvriers prennent le contrôle de la ville mais ne savent qu’en faire, n’étant pas préparé à la gestion d’une ville. Ils se résignent à simplement reprendre le travail, comptant sur les effets de cette démonstration de force pour maintenir leurs conditions salariales.
Trois ans plus tard, en 1834, une nouvelle révolte éclate, cette fois davantage structurée et politisée. La répression est encore plus violente, laissant un souvenir amer et marquant durablement la mémoire ouvrière.
La gestion du changement face aux révolutions technologiques
L’histoire des canuts nous enseigne que chaque avancée technologique suscite des résistances. Que ce soit la machine à vapeur, l’électricité, l’ordinateur ou plus récemment l’intelligence artificielle, toutes ont rencontré leurs détracteurs, souvent animés par la peur de l’inconnu ou la crainte de perdre leur emploi. Le fameux « c’était mieux avant » résonne alors comme une tentative de préserver un équilibre précaire.
Pourtant, l’innovation est inéluctable et fait partie intégrante du progrès humain. Plutôt que de lutter contre, la nécessaire gestion du changement consiste à accompagner les travailleurs, à former et à sensibiliser pour les aider à s’adapter aux nouvelles réalités. Si l’acceptation de l’innovation est souvent complexe, elle devient plus fluide lorsque les bénéfices sociaux et économiques sont clairement expliqués et partagés.
Les cartes perforées : prémices de l’automatisation industrielle
Le système de cartes perforées inventé par Jacquard dépassera rapidement le cadre du textile. On retrouve ce même système dans les premiers ordinateurs mécaniques, comme la machine analytique de Charles Babbage ou encore les machines de comptabilité d’Herman Hollerith, précurseurs de l’ère informatique. Ainsi, sans Jacquard et les canuts, peut-être n’aurions nous pas maintenant un smartphone ou un ordinateur pour lire ses lignes !
La révolte des canuts soulève des questions toujours d’actualité sur l’impact social de l’automatisation et des nouvelles technologies. Elle nous rappelle que chaque progrès technique doit être accompagné d’une réflexion sur les conditions de travail et la protection des travailleurs. Les luttes sociales des canuts résonnent encore aujourd’hui à l’heure de l’intelligence artificielle et de la robotisation.